LE JEUNE Jean
Né le 17 avril à 1921 à Plévin dans le sud-ouest des Côtes-du-Nord. Issu d'une famille de cultivateurs. Apprenti forgeron. S'engage à 16 ans dans la Marine Nationale. Élève à l'école de l'aéronavale de Rochefort puis de Saint-Raphaël. Blessé au début de la guerre. Réformé en 1941. De retour à Plévin où il adhère au PCF clandestin. Devient fin 1943 responsable départemental des FTP, commandant "Émile". Participe à plusieurs sabotages. Dirige l'insurection populaire en juillet et août 1944.
récit tiré de l'ouvrage 'Itinéraire d'un ouvrier breton"
par Jean LE JEUNE, ancien responsable des FTP des Côtes-du-Nord
Ayant quitté Plounévez-Quintin avec mon arsenal et mon chien car depuis quelques jours j'avais adopté un beau chien de chasse, un épagneul breton ou plutôt c'était lui qui m'avait adopté car il ne me quittait plus d'une semelle. En passant à Maël-Pestivien, je m'arrêtais comme d'habitude au café GEORGELIN où je devais avoir un rendez-vous. Quelle ne fut pas la joie du patron en reconnaissant son chien ! En fait, ce chien avait suivi le camarade François PRIGENT "PIERROT", Commissaire aux opérations du secteur qui habitait la commune avant de devenir permanent. Quinze jours avant, à la suite d'un rendez-vous avec ce dernier, c'était moi que le chien avait décidé de suivre...
Entre Maël-Pestivien et Bulat-Pestivien, j'eus un incident technique : je cassai la fourche de mon vélo et je fus obligé de continuer à pied jusque chez Louis LE MEUR à Bulat-Pestivien. Je lui expliquais le maniement de la mitraillette Sten en rappelant toutes les consignes pour le parachutage qui aurait lieu à quelques kilomètres de chez lui.
Le lendemain matin, le 21 février, après avoir emprunté son vélo, je repris la route alors qu'il neigeait. Ces armes étaient destinées en partie aux camarades de Perros-Guirec avec qui j'avais rendez-vous le jour même, à Plouzélambre, dans un café, vers midi. Le plastic et la mitraillette leur revenaient en vue de faire sauter une importante installation de la compagnie allemande Todt occupée à construire le Mur de l'Atlantique. Mon deuxième rendez-vous, ce jour-là, était prévu vers 14 heures à la gare de Kerauzern, où je devais rencontrer Yves TRÉDAN et Roger RIOUAL auxquels je devais remettre les pistolets, les grenades, les balles destinés à attaquer les plates-formes de mitrailleuses qui accompagnaient désormais tous les trains militaires allemands. Ma première halte devait se faire à la Chapelle Neuve chez mon ami Jules PATAOU, boulanger au bourg. Comme c'était un lundi, il n'était pas encore levé, aussi, à mon grand regret, je continuais la route dans la neige en passant par Loguivy-Plougras, Plounévez-Moëdec, Plounérin ou je croisais un groupe important d'Allemands alignés sur plusieurs rangs prêts à partir en manœuvre. Je passais timidement auprès d'eux, inquiet du bruit suspect que faisaient mes armes sur la mauvaise route. Dès lors, j'eus un peu peur, imaginant de nouveau la scène d'arrestation. Si on me demandait de montrer ce que je transportais sur mon porte-bagages, je dirais : "Je vais vous faire voir" et comme les deux gros pistolets étaient chargés et prêts à tirer, je n'aurais pas hésité à faire feu, surtout sur des Allemands. En montant la côte à pied, je remarquai la plaque du vélo ou figurait le nom et l'adresse de mon cousin. Je m'empressai de l'enlever et de la jeter par-dessus le talus.
Il était onze heures environ lorsque je m'apprêtais à traverser Lanvellec, dernière étape avant mon premier rendez-vous. Soudain, je vis devant moi quatre gendarmes au milieu de la route, à l'entrée du bourg. Ils me firent signe de m'arrêter. Je m'exécutais calmement, je ne sais pourquoi les gendarmes ne me faisaient jamais peur. À peine avais-je posé un pied à terre, que le brigadier me demanda mes papiers. Je tendis ma fausse carte d'identité, du nom d'Emile GAUTHIER, cultivateur à Paule. Mais cela ne leur suffit pas et d'un ton arrogant ils commencèrent à me poser des questions :
"Où allez-vous ?" Je répondis que j'allais a Plouzélambre, chez un oncle. Ils rétorquèrent alors : "Ah ! Vous aussi vous allez voir un oncle !" Je ne comprenais pas. Puis ils se mirent à me tâter les poches. Je leur dis décontracté : "Vous ne me prenez tout de même pas pour un terroriste." Ils me répondirent qu'avec tous les bandits qui couraient par là ils ne savaient plus à qui ils avaient à faire. À leur attitude surexcitée, je compris que quelque chose d'anormal s'était passé le matin même. Pendant que je conversais avec le brigadier, ce que je craignais arriva : un autre gendarme tâtant ma serviette en cuir sur mon porte-bagages me demanda ce qu'elle contenait. Je lui répondis qu'il s'agissait de pièces pour un moteur, mais il avait déjà commencé à défaire ma serviette. Me voyant perdu, j'utilisais ma dernière planche de salut me rappelant que j'avais déjà eu à faire à des gendarmes compréhensifs. De toute façon, jamais je n'avais envisagé de tirer sur des gendarmes avant d'avoir fait appel à leur compréhension.
Je les arrêtais donc dans leur démarche et je commençais à leur raconter mon histoire. Je leur expliquais que je faisais partie de la Résistance et que je transportais des armes. Je n'eus pas le temps d'en dire plus que tous les quatre comme un seul homme me sautèrent dessus et en l'espace d'un éclair je me retrouvais menotté.
"C'est très grave ce que vous faites là, vous risquez de payer très cher votre geste", rajoutai-je, voyant que mes arguments n'étaient pas entendus.
Mais la vue de mes armes les avaient rendus fous. Ils me traitèrent de bandit, d'assassin, me fouillèrent jusque dans mes chaussettes. L'un des gendarmes alla prévenir la Kommandantur, l'autre déposa mon vélo contre le mur du café en face. Il ne restait plus autour de moi que deux gendarmes dont le brigadier. Ma décision fut rapide : deux coups d'épaules et je bousculai les deux gardiens, j'avais trouvé des forces malgré mon handicap à la jambe droite. Après avoir sauté le talus, je courus dans le champ fraîchement labouré, gêné toutefois par les menottes et mon manteau. Comme je m'y attendais la course ne fut pas longue. Les gendarmes qui s'étaient vite ressaisis me crièrent les sommations d'usage : "Arrêtez, ou je lire !" Je continuais de plus belle mais 30 mètres plus loin, je m'écroulai blessé par une balle qui me rentra dans le dos et traversa la poitrine.
Le brigadier et le gendarme, le pistolet encore fumant, se penchèrent sur moi et vérifièrent que j'étais bien touché. Malgré !a douleur qui m'envahissait j'eus pourtant la force de leur dire : "Bande de lâches, ne me laissez pas souffrir au moins ! Tirez-moi une balle dans la tête et comme cela, on n'en parlera plus."
Sans doute s'étaient-iIs rendus compte de leur geste, car ils étaient décontenancés. Ils tournaient en rond comme des enfants qui venaient de faire une bêtise. Mais rapidement deux Allemands, fusils à la main accoururent à leur secours. Ils me saisirent par le bras, un de chaque côté et m'amenèrent au café de l'autre côté de la route. J'essayais de marcher, mais mes jambes ne répondaient plus. En face de moi une dame criait et pleurait, affolée par le drame qu'elle venait de vivre. Elle vociférait contre les gendarmes qui l'écartèrent pour l'empêcher de s'approcher de moi. Une fois allongé sur le plancher du café, les deux Allemands, tirant de leurs poches des bandages me firent un pansement à l'entrée et à la sortie de la balle. Je sentais petit à petit mes forces s'en aller : j'avais à la fois froid et chaud, et surtout j'avais soif. Un des gendarmes sincèrement désolé de ce qui venait de m'arriver me donna à boire, ne sachant que faire pour me venir en aide. Je l'entendais insister auprès du brigadier pour qu'on appelle un médecin. Effectivement, je continuais à perdre du sang par la bouche et aussi par les deux blessures provoquées par la balle. Quand le commandant de la Feldgendarmerie de Lannion arriva, on me transporta dans la pièce voisine où je fus interrogé.
Je restais muet comme une carpe, faisant savoir par geste que je ne pouvais pas parler, ce qui rendait fou de colère l'officier. Redoublant ses menaces, ils me promirent de me faire faire connaissance avec leurs instruments de torture et qu'il valait mieux parler maintenant. Soudain apparut le docteur TAILLANTER de passage à Lanvellec où il avait été alerté. Il écarta tout le monde et se pencha sur moi. Il me tâta le pouls et ordonna qu'on me transporte d'urgence à l'hôpital car je risquais de mourir d'une minute à l'autre. Mes assaillants s'affolèrent. Le commandant de la Feldgendarmerie voulait me garder tandis que les gendarmes s'y opposaient : j'étais leur prise. Allaient-ils se battre à mon sujet ? Non, certainement pas, les loups ne se mangent pas entre eux. Finalement, je restais aux mains des gendarmes français. Mais, comme ils n'avaient pas de voiture, le docteur se proposa de me transporter dans sa Simca 5 à l'hôpital de Lannion. On m'allongea tant bien que mal à l'arrière de la voiture qui prit la route de Lannion, suivie toutefois par deux voitures allemandes. Après quelques kilomètres, pensant que nous étions à Plouzélambre, je fis croire au docteur que j'avais soif.
"Il n'y a pas de maison par ici, nous allons directement à Lannion, me dit-il".
Il me demanda si je connaissais quelqu'un dans le pays. Je ne répondis pas : la confiance ne régnait pas, malgré ses appels indirects et d'autant plus que dans la voiture se trouvait une autre personne que je soupçonnais être un flic et qui n'était autre que son beau-frère. Approchant de Lannion, le médecin voulut savoir où habitaient mes parents afin de les prévenir.
"Ma mère saura assez tôt que je suis mort pour mon pays" lui dis-je pour toute réponse.
Avant de descendre de la voiture, je lui ai quand même demandé s'il jugeait mon état assez grave. Il me répondit que mon rétablissement se ferait au bout de deux mois. J'étais, dans une certaine mesure rassuré car j'imaginais l'imminence du débarquement.
La gendarmerie était déjà là à notre arrivée à l'hôpital de Lannion. Cependant, je reçus aussitôt tous les soins nécessaires : transfusion, radios, sérum. Pourtant dans la soirée, j'avais encore faibli. La balle rentrée dans le bas du dos au raz de la colonne vertébrale avait touché le foie avant de transpercer le poumon droit, ce qui provoqua une pneumonie purulente. Je reçus dans la soirée la visite de l'aumônier de l'hôpital qui m'administra le saint sacrement comme à un mourant. Je le laissai faire, ayant décidé une bonne fois pour toutes de ne plus prononcer un mot, craignant le retour de mes interrogateurs. J'eus beaucoup de fièvre cette nuit-là. Une infirmière, religieuse de son état me surveillait.
Je restais muet comme une carpe, faisant savoir par geste que je ne pouvais pas parler, ce qui rendait fou de colère l'officier. Redoublant ses menaces, ils me promirent de me faire faire connaissance avec leurs instruments de torture et qu'il valait mieux parler maintenant. Soudain apparut le docteur TAILLANTER de passage à Lanvellec où il avait été alerté. Il écarta tout le monde et se pencha sur moi. Il me tâta le pouls et ordonna qu'on me transporte d'urgence à l'hôpital car je risquais de mourir d'une minute à l'autre. Mes assaillants s'affolèrent. Le commandant de la Feldgendarmerie voulait me garder tandis que les gendarmes s'y opposaient : j'étais leur prise. Allaient-ils se battre à mon sujet ? Non, certainement pas, les loups ne se mangent pas entre eux. Finalement, je restais aux mains des gendarmes français. Mais, comme ils n'avaient pas de voiture, le docteur se proposa de me transporter dans sa Simca 5 à l'hôpital de Lannion. On m'allongea tant bien que mal à l'arrière de la voiture qui prit la route de Lannion, suivie toutefois par deux voitures allemandes. Après quelques kilomètres, pensant que nous étions à Plouzélambre, je fis croire au docteur que j'avais soif.
"Il n'y a pas de maison par ici, nous allons directement à Lannion, me dit-il".
Il me demanda si je connaissais quelqu'un dans le pays. Je ne répondis pas : la confiance ne régnait pas, malgré ses appels indirects et d'autant plus que dans la voiture se trouvait une autre personne que je soupçonnais être un flic et qui n'était autre que son beau-frère. Approchant de Lannion, le médecin voulut savoir où habitaient mes parents afin de les prévenir.
"Ma mère saura assez tôt que je suis mort pour mon pays" lui dis-je pour toute réponse.
Avant de descendre de la voiture, je lui ai quand même demandé s'il jugeait mon état assez grave. Il me répondit que mon rétablissement se ferait au bout de deux mois. J'étais, dans une certaine mesure rassuré car j'imaginais l'imminence du débarquement.
La gendarmerie était déjà là à notre arrivée à l'hôpital de Lannion. Cependant, je reçus aussitôt tous les soins nécessaires : transfusion, radios, sérum. Pourtant dans la soirée, j'avais encore faibli. La balle rentrée dans le bas du dos au raz de la colonne vertébrale avait touché le foie avant de transpercer le poumon droit, ce qui provoqua une pneumonie purulente. Je reçus dans la soirée la visite de l'aumônier de l'hôpital qui m'administra le saint sacrement comme à un mourant. Je le laissai faire, ayant décidé une bonne fois pour toutes de ne plus prononcer un mot, craignant le retour de mes interrogateurs. J'eus beaucoup de fièvre cette nuit-là. Une infirmière, religieuse de son état me surveillait.
Le lendemain matin tout allait déjà mieux. Hélas, les visites qui n'étaient pas des visites d'amitié se succédèrent toute la journée. À midi, un officier de gendarmerie vint me voir et je n'eus aucune peine à reconnaître le lieutenant FLAMBARD accompagné d'un jeune inspecteur de police. Je faisais semblant de dormir et lorsqu'il arriva à ma hauteur, je l'entendis dire à son collègue : "C'est bien lui !" Il venait de m'identifier, en effet, se penchant sur moi, il fit d'une voix qui se voulait paternelle : "Comment ça va, LE JEUNE ?" J'étais vexé d'entendre cet individu prononcer mon nom. Puis il enchaîna : "Tu n'as pas eu de chance, pourquoi n'es-tu pas venu nous voir ? Nous t'aurions aidé, moi-même je suis de la Résistance'". Puis il me montra deux ou trois photos de camarades que je connaissais bien, dont celle de MENGUY. Il me demanda : "Et celui-là, tu le connais ? Il est de ton pays ?" Je lui répondis que nous avions été ensemble à l'école. Il me demanda où il était car il craignait qu'il se fasse prendre, ajoutant que les bons ne devaient pas payer pour les mauvais. À cet instant, je lui fis comprendre qu'il perdait son temps. Il quitta ma chambre, fort mécontent et laissant près de moi son inspecteur, qui naïvement voulut me faire croire qu'il était aussi résistant et qu'il connaissait les responsables. Il me cita d'ailleurs les noms de YVES, ANDRIEUX et d'autres encore.
Pour toute réponse je lui fis remarquer qu'il était mieux renseigné que moi. Alors, il ne cacha pas sa colère et après m'avoir menacé, il quitta la chambre en claquant la porte. Dans l'après-midi, j'eus la visite de MULLER, chef de la Gestapo de Saint-Brieuc. Il me demanda seulement si je pouvais parler. Comme je lui fis non de la tête, il s'en alla. Le lendemain matin, j'aperçus une tête fort sympathique avec une grande barbe qui s'inquiéta de ma santé. Comme il avait remarqué le tricot rayé que j'avais gardé de mon séjour dans la "Royale", il me dit qu'il était médecin de la marine. Sa visite m'avait donné un peu d'espoir. J'étais très bien soigné par un jeune médecin et une infirmière très dévouée, une "bonne sœur" bien entendu. Jamais ni l'un ni l'autre ne m'adressèrent la parole. Ils suivaient strictement la consigne.
Le lendemain matin, je reçus une visite inattendue, celle de ma sœur Louise et de ma petite amie, Marie OLIVIER. J'étais trop ému et fatigué pour leur dire quoi que ce soit. Elles-mêmes impressionnées de me voir dans cet état, ne faisaient autre chose que pleurer. L'adjudant de gendarmerie me demanda alors si j'étais plus avancé maintenant de faire pleurer mes sœurs ! Je lui rétorquai qu'il ne pouvait rien comprendre à nos problèmes. ce qui ne lui plut guère. La visite s'acheva en moins de deux minutes.
Puis j'eus une nouvelle visite de FLAMBARD qui, devant ma persistance à ne pas vouloir le renseigner, se fit plus menaçant. Ne pouvant me torturer physiquement, il prit le parti de le faire moralement. Il me parla de mes sœurs dont il connaissait les activités dans la Résistance : Louise qui était agente de liaison, Raymonde, lycéenne à Guingamp, qui tous les soirs collait des tracts sur les murs de la ville. Il affirma pouvoir facilement les arrêter. Je restais calme devant toutes ces affirmations feignant d'ignorer les activités de mes sœurs dans la Résistance. Il savait aussi que j'étais l'adjoint du responsable départemental ANDRIEUX.
Le lendemain matin, les gendarmes me transportèrent au premier étage de l'hôpital, dans une chambre dont les fenêtres étaient fermées par des barreaux de fer. Nuit et jour, j'étais gardé par trois gendarmes. Dans l'après-midi, je subis un nouvel interrogatoire en règle : deux flics en civil dont un vieil inspecteur, "une peau de vache", et un jeune inspecteur flanqué de sa machine à écrire. Je m'attendais à cette visite et j'avais eu le temps de me préparer. Ils insistèrent sur mes responsabilités dans la Résistance, mes déplacements, la provenance de mes armes. Je leur expliquais que j'allais dans le Finistère et que ces armes étaient destinées à un homme que je devais rencontrer près d'une borne à quatre kilomètres de Châteaulin. Je devais le reconnaître grâce à L'Ouest-Éclair qu'il aurait dans la main. Ainsi, je réussis à noircir deux ou trois pages avec des histoires complètement inventées. Je refusais catégoriquement d'expliquer comment je m'étais procuré ma fausse carte d'identité et pourquoi je détenais des tickets d'alimentation de Plougonver, que des camarades m'avaient confiés après avoir "fait" cette mairie. Devant mon silence, ils se fâchèrent à tel point que le vieux me gifla : je n'aurais jamais pensé que des hommes, seraient-ce des inspecteurs de police, pouvaient tomber si bas. Je refusais de signer ma déposition, considérant qu'elle n'était pas fidèle à ce que j'avais déclaré. Ils s'en allèrent après m'avoir assuré d'une prochaine rencontre "dans des conditions telles que je regretterai ma comédie d'aujourd'hui. "
Mon état de santé s'améliora malgré la fièvre. On continuait à me faire des ponctions avec une pompe rotative dans le poumon droit tous les deux jours, m'enlevant à chaque fois environ un litre de pus et de sang mélangés. Cela avait pour effet de créer une dépression dans la cage thoracique et de perturber le cœur qui menaçait de s'arrêter à chaque opération. La seule visite désagréable que j'eus encore fut celle de l'aumônier de hôpital qui ne cachait pas la haine qu'il éprouvait pour la Résistance, pour de GAULLE et les Anglais. Par contre, il couvrait de gloire le régime de PÉTAIN, Philippe HENRIOT (5) était son ami. Ayant appris de FLAMBARD qui j'étais, il envoya une lettre au vieux curé de ma paroisse lui expliquant que j'avais été blessé, que je n'avais aucune chance de m'en tirer et qu'il fallait prévenir ma mère… Celui-ci ayant sans doute une vieille revanche à prendre sur nous, "les païens de la paroisse", se fit une joie de rendre visite aussitôt à ma mère et de lui présenter froidement la lettre de l'aumônier de l'hôpital. J'imagine fort bien la réaction de ma mère qui ignorait tout ce qui venait de m'arriver aussi fit-elle une crise de nerfs et rechuta aussitôt dans sa maladie.
Pour passer le temps, je lisais. Mais les livres qu'on me donnait étaient du très réactionnaire Pierre L'HERMITE. Je les lisais avec un esprit critique. Ils avaient pour effet de me convaincre avec encore plus de force que le communisme était la seule voie pour l'humanité. L'aumônier de la prison de Lannion, un brave homme qui n'avait rien de commun avec l'aumônier de l'hôpital, me rendit visite. Au cours de nos conversations, il me demanda si j'avais toujours la foi. Je lui répondis que je l'avais perdue en partie devant les injustices des hommes, durant la guerre en particulier.
Je n'eus pas d'autres visites, mais je reçus avec émotion une très belle lettre de ma plus jeune sœur. Comme elle était bien écrite ! Elle reflétait la sympathie des braves gens du pays dont certains, souvent des vieilles femmes, allaient à l'église prier pour moi. Cette lettre me donna beaucoup d'espoir. Elle m'annonçait également que Louise avait obtenu l'autorisation de venir me voir avec Mantic. Cela me fit beaucoup plaisir. Je ne vivais plus que dans l'attente de cette visite qui était prévue d'ailleurs pour le jeudi suivant, le 9 mars. Je mis à profit le temps qu'il me restait pour étudier un plan d'évasion dans l'espoir de le lui communiquer lors de sa visite. Je m'entraînais à marcher tous les soirs dans ma chambre pendant le couvre-feu, espérant tromper mes gardiens lors de mon transfert à la prison de Rennes où je devais être torturé comme on me l'avait promis. En allant passer une radio, porté sur un brancard par des gendarmes, j'inspectais les lieux et fis un plan sur du papier hygiénique avec un bout de crayon que j'avais trouvé dans la table de nuit. J'expliquais dans ce plan qu'il fallait contacter les amis de la région et leur indiquer la route à suivre. Mais comment faire passer ce message à ma sœur ? J'avais un petit peigne rangé dans un étui en carton, je cassais le peigne en deux et introduisis dans le fond de l'étui le plan et une des moitiés du peigne par-dessus. J'espérais lors de sa visite trouver une seconde pour tromper l'attention des gardiens et le lui remettre. J'avais également pensé scier les barreaux de la fenêtre mais je ne savais comment me procurer une scie. En tout cas, je m'étais décidé en cas d'échec à mourir. Je voulais à tout prix échapper à la torture.
Comme à l'accoutumée, la première visite en dehors de l'infirmière fut celle de l'officier de la Feldgendarmerie. La seule chose qui l'intéressait était ma feuille de température. À son air satisfait, je compris qu'il attendait que ma température arrive enfin à 37 degrés. Il se frotta les mains et s'en alla. Cela ne me réjouissait guère. Un peu plus lard, le médecin qui me rendit visite se contenta de me faire deux pansements définitifs avec du sparadrap à l'entrée et à la sortie de la balle. Cela m'inquiéta beaucoup car jusque-là il s'était contenté de mettre des bandages tout autour de ma poitrine. Je me hasardais donc à lui demander si c'était pour moi le dernier jour. Pour toute réponse, il me déclara qu'il ne pouvait rien me dire. J'avais bien compris. Je m'étais depuis longtemps préparé à ce transfert. Une seule chose comptait désormais pour moi : voir Louise et Mantic car elles devaient arriver d'un instant a l'autre. À midi pourtant l'espoir m'avait quitté. Il y avait peu de chance en effet qu'elles viennent dans l'après-midi, mais je voulais encore y croire. J'écrivis une longue lettre à ma petite sœur Raymonde comme si c'était la dernière, convaincu d'une fin prochaine.
Ainsi, je lui demandais de consoler au mieux mes parents, de ne pas pleurer car je mourais pour mes idéaux avec dans le cœur l'assurance de la victoire.
(1) Je ne devais plus revoir cet excellent camarade, il sera arrêté en avril 1944 et déporté à Neuengamme où il mourra.
(2) J'appris plus tard que JACKY leur avait échappé.
(3) Le brigadier s'était sans doute souvenu qu'un an plus tôt, exactement en avril 1943, un de ses gendarmes alors qu'il était brigadier à Rostrenen avait été descendu par un groupe FTP de Saint-Brieuc qui était venu "faire" la mairie de Kergrist-Moëlou. Le camarade, alors que le gendarme le conduisait au poste, se baissa, sortit son arme de ses chaussettes et fit feu. Il ne lui restait hélas pas d'autre solution.
(4) Je n'ai jamais rencontré cette dame avant le 10 mai 1995, elle était au cinquantième anniversaire de la Libération de Lorient. À l'époque, elle était secrétaire à la mairie de Lanvellec. Elle me raconta la scène de mon arrestation et sa colère contre mes assassins.
(5) Secrétaire d'Etat à l'Information et à la Propagande du Gouvernement de LAVAL et speaker à Radio Paris, il sera abattu le 28 juin 1944 sur ordre du CNR